AMÉNAGEMENT DE L’ESPACE GÉOGRAPHIQUE

AMÉNAGEMENT DE L’ESPACE GÉOGRAPHIQUE
AMÉNAGEMENT DE L’ESPACE GÉOGRAPHIQUE

L’espace géographique s’oppose, selon François Perroux, à l’espace économique, considéré en mathématiques modernes comme «des ensembles de relations abstraites [...] échappant à toute cartographie». Il constitue, d’après le même auteur, un espace banal qui se définit par «des relations géonomiques entre points, lignes, surfaces, volumes [où] les hommes et groupes d’hommes, les choses et groupes de choses caractérisés économiquement par ailleurs trouvent leur place». J.-R. Boudeville précise que l’espace géographique «est celui dans lequel nous vivons et où se situent nos outils et nos actes. C’est l’espace à trois dimensions: longitude, latitude, altitude, qui constitue notre théâtre quotidien et l’enjeu de nos conquêtes». Il distingue, lui aussi, un espace économique qui «est l’application d’un espace mathématique sur ou dans un espace géographique. C’est la localisation des relations techniques, financières et sociologiques». L’espace géographique est ainsi interrogé à la fois par l’espace abstrait et par l’espace économique.

Comme la géographie est orientée vers l’observation et la théorisation des relations à l’intérieur des groupes humains et entre ces derniers dans leur environnement spatial, «l’espace aménagé est, selon Pierre Merlin, un espace de relations économiques (transports de marchandises) et humaines (migrations à diverses échelles dans le temps). Ainsi l’espace apparaît à la fois polarisé [...] et structuré par les voies et supports de communication», matérielle et immatérielle.

L’aménagement a comme base fondamentale l’espace régional, qui s’inscrit dans des projections nationales, voire, désormais, transfrontalières et internationales, telles les conceptions communautaires européennes. Si les régions homogènes sont, selon J.-R. Boudeville, des espaces continus «dont chacune des parties constituantes, ou zone, présente des caractéristiques aussi proches que possible de celles de l’autre», elles sont de moins en moins nombreuses dans les pays industrialisés. Les polarisations, par contre, augmentent à la faveur de l’urbanisation du monde; dans ce cas, la région polarisée apparaît comme «un espace hétérogène dont les diverses parties sont complémentaires et entretiennent entre elles, et tout spécialement avec le pôle dominant, plus d’échanges qu’avec la région voisine» (Boudeville). Les plans d’aménagement introduits un peu partout par les États organisés pour «discipliner» l’évolution spatiale ont tendance à conférer à l’espace des pulsions relevant d’une politique et d’une stratégie communes dans le cadre d’une volonté nationale. Plus récemment, la tertiairisation des structures économiques et sociales a accéléré la mobilité des biens et des personnes et suscité de nombreux flux invisibles – financiers, relationnels, etc. – à tel point que les espaces ont fréquemment fini par «éclater», se prolongeant en sauts-de-mouton et s’appuyant sur des marchés dont l’éloignement va jusqu’aux antipodes: leur aménagement a été influencé par les ensembles portuaires et aéroportuaires, par les équipements et services qui rythment l’import-export.

L’approche géographique de l’aménagement, qui a conduit à la géographie appliquée, appelée ultérieurement géographie applicable par souci scientifique, est d’autant plus appréciable que cette discipline implique étroitement les deux facettes fondamentales du façonnement spatial: d’une part, le volet physique et paysager proprement dit, l’ouverture humaine et sociale, donc aussi économique et culturelle, d’autre part. La dialectique entre le paysage originel et le paysage humanisé ressort tout particulièrement dans le vocabulaire des géographes de langue allemande qui ont recours respectivement aux termes de Natur- et de Kulturlandschaft .

1. Racines et profondeurs historiques de l’aménagement

Territoire et organisation sociale

La conscience du territoire occupé

La notion de groupe est étroitement liée à celle d’occupation organisée du territoire. Initialement, celle-ci est avant tout spontanée, d’ordre surtout «politique», c’est-à-dire déterminée en fonction des impératifs de relations de puissance à l’intérieur de l’espace concerné et face aux enjeux extérieurs. Conceptions ethniques, religieuses, et modes de vie pèsent sur l’organisation des relations de la collectivité à l’espace. Besoins existentiels, croyances et rites sont étroitement liés à l’origine. À l’époque préhistorique, l’espace conquis par une tribu et ensuite âprement défendu dans une société mi-sédentarisée est fonction des exigences de nourriture du cheptel. Le territoire de parcours des animaux domestiqués est encore relativement ample, l’homme intervenant à peine dans le processus végétatif, ce qui implique une réelle mobilité de l’habitation humaine. En espace aride, chaque tribu nomade protège avec ténacité le périmètre de pâturages qui permet aux troupeaux de subsister.

Dans les sociétés fragilisées par leur soumission au milieu physique, le manque de techniques adéquates pour contribuer à résoudre les problèmes soulevés par les contraintes naturelles étant important, les préoccupations psychologiques à connotation religieuse sous-tendent les soucis d’organisation. L’espace quotidien est alors placé sous le signe des divinités ou esprits tutélaires qui marquent l’habitat, c’est-à-dire ce que Jean Tricart appelle «la forme tangible de l’occupation humaine», en précisant que «toutes les sociétés mettent leur marque dans le paysage par l’intermédiaire de l’habitat, même les plus humbles: la tente du nomade ou l’igloo de l’Esquimau comme le gratte-ciel de New York». Mais, alors que l’homme fait confiance à la technologie de l’Empire State Building, il saisit la fragilité de la tente face au déchaînement des éléments et cherche la protection surnaturelle. Il convient donc d’associer celle-ci à l’appropriation du milieu convoité et à la mise en forme de l’espace de parcours. Le «village» de tentes se hiérarchise, humainement et religieusement; l’organisation sociale ainsi conçue se répercute sur celle du territoire vécu et exploité.

Durant l’Antiquité romaine – Fustel de Coulanges le précise –, les dieux domestiques occupent une place de choix dans la maison: lares et pénates assurent la pérennité du feu. Chez les premiers Romains, le temple est la maison d’habitation. Selon Pierre Deffontaines, «la grande distinction entre maisons carrées et maisons rondes paraît avoir primitivement une cause religieuse: la maison carrée, c’est-à-dire à quatre angles, est l’indication d’une volonté d’orientation, elle paraît en beaucoup de cas liée à des peuples à religion astrologique pour lesquels il y avait des directions privilégiées ou néfastes spirituellement parlant». Encore aujourd’hui, à Bali, l’aménagement d’un site ne saurait décemment se passer d’une «ouverture religieuse»: vers le milieu des années 1980, le Club Méditerranée, après avoir réussi à se faire concéder par les instances officielles le droit de création d’un complexe vacancier au bord de l’océan Pacifique, a sacrifié aux usages locaux en inaugurant le chantier par une cérémonie religieuse, indispensable pour la main-d’œuvre locale. Chez les Guérés de Côte-d’Ivoire, la pratique des lougans – cultures sur brûlis de forêt –, les déplacements de villages ne sont pas seulement liés au nomadisme agricole, mais aux présages funestes annoncés par les sorciers. Au moment de la conquête espagnole de l’Amérique du Sud, les jésuites du Paraná créent des villages d’évangélisation, les reducciones , au plan uniforme reflétant leur aspect de phalanstère religieux, dont le régime de travail est fixé par le père. Mais la formule donne lieu à des oppositions tant du côté des indigènes qui résistent ou fuient vers des lieux inaccessibles, forêts ou montagnes, que de celui des colons européens, adversaires principaux, parce que hostiles à la mainmise des religieux sur les autochtones et leurs terres. Cette forme d’appropriation du sol donne lieu, au Brésil, à de féroces luttes entre planteurs et missionnaires, conduisant à la destruction de nombreuses reducciones.

Religion, soucis de défense, valorisation optimale des terres donnent lieu à la mise en place différenciée de structures spatiales, de systèmes d’exploitation agricole, de comportements variés: acropoles dominant les communautés d’habitation, villages perchés ou fortifiés, symboles de l’interpénétration du religieux et des exigences de défense, villages-rues et organisation appropriée du terroir, village lorrain aux solidarités sociales originales, terroirs aux assolements triennaux et biennaux tenant compte de l’indispensable jachère, elle-même vouée à des fonctions socio-économiques, depuis la reproduction des substances nutritives du sol jusqu’à la régulation de la subsistance en faveur des plus démunis du village.

La stimulation urbaine

Mais c’est la ville qui, dès les temps les plus lointains, confère à l’espace environnant un développement approprié. Manifestation essentielle de l’organisation territoriale, par la dynamique qu’elle déclenche et les articulations qu’elle suscite, la fonction urbaine, initialement expression d’un phénomène religieux, a connu une diversification extraordinaire. À ce titre, elle participe activement au processus de structuration, déstructuration et restructuration spatiales. Elle contribue à façonner la région, participe à la formation d’interrégions et d’entités nationales ou transnationales, de réseaux plus ou moins complexes, dont la genèse et le développement sont analysés, entre autres, par:

– J. H. von Thünen, qui réalise l’approche culturelle dans Die isolierte Stadt in Beziehung auf Landwirtschaft und Nationalökonomie , 1826, 1850 et 1863;

– A. Weber, qui se place sous l’angle industriel dans Über den Standort der Industrien , 1909;

– W. Christaller, qui élabore une théorie des lieux centraux dans Die zentralen Orte in Süddeutschland , 1933;

– A. Lösch, qui observe la disposition en réseaux des villes et autres établissements humains dans Die räumliche Ordnung der Wirtschaft , 1940;

– F. Perroux, de son côté, relève dès les années 1950 la polarisation de l’espace;

– K. Lynch montre à quel point l’image de la ville est fondée sur sa morphologie, les concepts d’identité, de lisibilité, et des éléments tels que les repères spatiaux locaux, les quartiers, points de rencontre ou itinéraires, dans The Image of the City , 1960;

– R. L. Meier insiste sur la structuration spatiale par les voies et supports de communication dans A Communication Theory of Urban Growth , 1962;

– A. Chastel et F. Boudon mettent l’accent sur l’importance des permanences urbaines tant architecturales que morphologiques, en dépit des opérations d’urbanisme ultérieures, reconstructions successives, etc., par leur publication Système de l’architecture urbaine: le quartier des Halles à Paris , 1977.

Ces travaux nous font percevoir, indirectement ou directement, combien l’histoire de l’humanité a connu des tâtonnements, des influences aussi diverses que, parfois, opposées ou occultes, dans sa longue marche vers une organisation dite rationnelle et méthodique du territoire, appelée aménagement.

Les sociétés, qui renforcent petit à petit leur mobilité, doivent gérer l’espace en tant que base existentielle certes, mais aussi en fonction du temps présent et historique et de leur propre lecture de l’espace, voire d’une symbolique de l’espace à propos de laquelle Pierre Merlin écrit: «Certains espaces, à diverses époques, ont pu paraître maléfiques (la montagne jusqu’au XIXe siècle), d’autres ont été considérés comme sacrés (les bois de l’Antiquité). À l’échelle urbaine, cette symbolique est guidée par une perception fugitive des caractères d’un lieu, porteur à la fois de signes historiques, sociaux et économiques.»

La notion de rareté spatiale joue également un rôle déterminant dans les préoccupations des hommes et de leurs dirigeants. Dès le XIIe siècle, les Hollandais tentent de s’assurer la maîtrise d’un territoire suffisant en gagnant des terres sur la mer par le procédé de la poldérisation. Aux antipodes, dans les plaines et vallées javanaises, les paysans ont également lutté contre la pénurie d’espace par l’assèchement de parcelles indispensables aux densités démographiques élevées. Cette hantise du manque de territoire donne lieu de nos jours à des réflexions de portée planétaire: les spécialistes précisent que, si les émissions de gaz de serre – gaz carbonique, méthane, etc. – dues aux activités humaines fortement industrialisées et urbanisées se poursuivent au rythme atteint, la température mondiale moyenne augmentera de 2 0C en une quarantaine d’années et s’accroîtra de 4 0C d’ici à la fin du XXIe siècle, phénomène qui provoquera la disparition de nombreuses espèces animales et végétales, une augmentation de la désertification, ainsi qu’une élévation du niveau de la mer. La production agricole subira de graves contre-coups, de même que les États côtiers; d’autant plus que la plupart des grandes métropoles mondiales sont localisées au bord de mer ou à proximité. Ce changement d’échelle du risque encouru par l’humanité montre à quel point celle-ci demeure liée à l’organisation de l’espace.

La genèse de l’aménagement

Les prémices

En dépit des exigences économiques proprement dites liées à la survie, la marque culturelle est importante pour la définition des relations à l’espace des différents groupes humains; l’époque coloniale elle-même témoigne du caractère inéluctable des données culturelles. En Colombie, la conquête espagnole introduit le modèle ibérique dans la conception des villes et villages: un quadrillage de rues avec des constructions organisées autour d’une cour intérieure. Malheureusement, cette disposition, efficace dans les climats chauds car elle maintient la fraîcheur dans les habitations, est parfaitement inadaptée aux climats froids, donc aux rigueurs inhérentes aux basses températures des Andes colombiennes. Au Venezuela, la bourgeoisie émergente appuyant l’État national a créé un espace urbano-architectural de l’apparence, c’est-à-dire un espace censé refléter le pseudo-développement du pays. En Europe, la notion de réseau de villes a des précédents remontant à l’apogée du Moyen Âge: fortement pénétrée d’expression culturelle, la Hanse, centrée sur la mer Baltique, intègre à son modèle économique de profonds éléments des civilisations germanique et scandinave. En Alsace, les villes de la Décapole connaissent un grand rayonnement tant économique que social, parce que celui-ci est conforté par une terre qui va devenir l’un des berceaux de l’humanisme européen. Pendant longtemps, le déploiement culturel est garant de cette mesure, de ce sens de l’équilibre qui préservent l’environnement sans négliger l’expansion économique et commerciale.

Ce respect du milieu champêtre est tellement prononcé que la ville s’en fait le reflet, à sa façon, par la promotion des parcs et jardins qui deviennent aussi un symbole de bonheur ou qui sont présentés aux citadins comme un espace qui offre un moment de paradis. Le Coran promet le «jardin des délices» aux croyants. François Bacon affirme que «le Seigneur tout-puissant commença par planter un jardin». Celui-ci, en tant que nature humanisée, est, en littérature, indissociable de l’homme. Shakespeare fait dire à Iago: «Le personnage que nous sommes, c’est un jardin, et notre volonté le cultive.» Alors que Humboldt vient, le 6 août 1789, à Paris «pour assister aux funérailles du despotisme français», il ne cesse de noter ses observations sur les jardins et parcs de Paris et des environs.

Le regard quasi romantique du poète, de l’écrivain, de l’épicurien sur l’espace humanisé peu occupé par des activités professionnelles est toutefois perturbé par la révolution industrielle à partir du milieu du XVIIIe siècle, mais surtout au cours du XIXe siècle.

La révolution industrielle

L’irruption de la grande industrie et de ses effets économiques, sociaux et culturels déstructure, notamment dans les bassins de matières premières du sous-sol, à la fois le milieu rural et la ville traditionnelle: les sites d’usines modifient les cadres paysagers, entraînent des nuisances de toute nature – physiques, esthétiques, éthiques –, suscitent des flux de marchandises importants captés notamment par le nouveau moyen de transport – le chemin de fer –, lui-même actionné, autant que la fabrique, par l’énergie à vapeur, qui remplace celle du cheval. Hommes et biens commencent à être soumis à une mobilité qui inaugure le déracinement moderne de masse, l’exode rural, l’entassement des classes sociales pauvres dans les villes, la notion de banlieue marginalisée à tout égard. Misère ouvrière et paupérisation sont alors dépeintes de façon saisissante par des auteurs tels que Charles Dickens, Émile Zola (L’Assommoir ), Victor Hugo et tant d’autres. Au XXe siècle, Émile Verhaeren évoque les «villes tentaculaires», tandis que la société tayloriste est décrite de façon critique par des écrivains tels que Georges Duhamel ou le Soviétique Ilia Ehrenbourg. Charlie Chaplin immortalise les excès de cette «civilisation industrielle» dans le film Les Temps modernes . Parallèlement, dès la première moitié du XIXe siècle, apparaissent des mouvements de pensée politiques qui visent à lutter contre les excès économiques et leurs conséquences sociales néfastes: le socialisme utopique d’abord, d’où émerge Proudhon, le socialisme dit scientifique ensuite, animé par Karl Marx, qui pille abondamment Proudhon et qui, pour mieux masquer ces «emprunts», ironise avec sarcasmes sur celui-ci.

Si la lutte contre le capitalisme sauvage est ainsi engagée, elle l’est plus contre ses effets socio-économiques qu’à l’égard des perturbations spatiales, de la pollution des eaux et de l’air, de la dissociation des fonctions entre les mondes rural et urbain, de la dégradation du milieu des villes, et elle ignore plus encore les atteintes à l’environnement culturel. Il faut attendre que les dysfonctionnements aient atteint des seuils d’intolérance manifestes pour que l’espace soit pris également en compte dans les réflexions sur les méfaits du capitalisme. Les groupes idéologiques contestataires de ce dernier n’entrevoient dans cette démarche aucun moyen de renverser le système en place. La genèse de l’aménagement du territoire est donc intimement liée à un processus réformiste, s’inspirant certes de la contestation socialiste, mais tentant d’améliorer par l’intérieur un régime politico-économique qui satisfait la bourgeoisie dominante.

C’est dans les pays pionniers du capitalisme industriel – Allemagne et Grande-Bretagne – qu’apparaissent les premiers signes tangibles de l’aménagement du territoire. Il ne s’agit cependant pas d’un hasard si, par la suite des immenses transformations, les initiatives parmi les plus significatives ont été prises dans les États allemands: ici, l’économie n’a jamais été dissociée de son substrat culturel; aussi l’aménagement doit-il servir à réintroduire cette portion d’âme éliminée hâtivement.

Le mouvement des transports à vapeur – chemin de fer et voies navigables intérieures – entre 1875 et 1905 exprime de manière très concrète la mutation intervenue en Allemagne: en 1905, le rail enregistre, sur une longueur totale de 54 400 kilomètres de voies, un rendement de 44 milliards 600 millions de tonnes kilométriques, soit une augmentation de 105 p. 100 par rapport à 1875; le transport par eau, par contre, déjà important en 1875, ne souffre pas trop de cette croissance: avec 15 milliards de tonnes kilométriques sur 10 000 kilomètres de voies navigables en 1905, il enregistre une augmentation de 4 p. 100 depuis 1875, allant de 21 à 25 p. 100 du total du trafic par fer et par eau. Tandis que, pour la même époque, le mouvement kilométrique ne fait que doubler sur les chemins de fer, il devient quintuple sur les voies navigables. En dépit de ce recours optimal aux moyens de transport très écologiques avant l’heure, le fret acheminé reflète l’immense mutation subie par l’espace allemand. Aussi le choc industriel, les régions polarisées par lui et l’aménagement de nombreuses cités construites en faveur du personnel allemand immigré sur les lieux d’extraction ou de transformation induisent-ils des initiatives créatrices.

Les premières mesures

Dès le XIXe siècle, des communes et arrondissements ruraux s’associent pour constituer des associations de droit privé en vue d’une concertation intercommunale en liaison avec les représentants de l’industrie, de l’artisanat et de l’agriculture ainsi que des moyens de transport. En 1911, la législation prussienne prévoit des possibilités d’association intercommunale en vue de l’établissement de lignes directrices fondamentales d’aménagement, quoique les communes n’en fassent qu’un usage parcimonieux pendant une vingtaine d’années. L’administration doit donc intervenir par la persuasion. Dans certains cas d’urgence, le législateur s’appuie sur des initiatives communales pour créer des associations spécifiques dotées de pouvoirs d’aménagement, telle que l’association d’aménagement du Grand Berlin, appelée Zweckverband für den Grossraum Berlin , mise en route en 1911. Cette association échoue toutefois faute de moyens suffisants; aussi est-elle remplacée, en 1920, par la commune unifiée de Berlin (Einheitsgemeinde Berlin ). La même année est formé, en vertu de la loi prussienne, le Siedlungsverband Ruhrkohlenbezirk , qui regroupe les communes, arrondissements ruraux et grandes administrations de la Ruhr et qui est habilité à aménager l’espace à un niveau supracommunal tant sur le plan des communications que sur celui des zones vertes; il définit également les principes de l’urbanisme et les zonages. Cette association devient un modèle d’aménagement et demeure efficace jusqu’en 1975, date à laquelle elle est remplacée par une administration publique du Land. À la veille de la prise du pouvoir du nazisme, en 1932, les diverses associations d’aménagement gèrent déjà environ 30 p. 100 de l’espace national et 58 p. 100 de la population totale. Durant le régime fasciste, le Reich reprend à son compte l’ensemble des questions relatives à l’aménagement, mais de façon autoritaire et centraliste. À cet effet, il crée une Reichsstelle für Raumordnung (Service d’aménagement du Reich). Lors de la chute du régime hitlérien, ce centralisme fondé sur le Führerprinzip disparaît au profit d’une démocratie fédérale qui, échaudée et respectueuse des identités régionales, refuse toute planification étatique, introduisant une Raumordnung (aménagement du territoire) souple fondée sur une concertation permanente avec les acteurs spatiaux (États, collectivités locales, entreprises, salariés et organismes socioculturels). La politique consensuelle, favorisée par les structures fédérales, appuyée sur la prise en compte des ouvertures culturelles, est un moyen aussi efficace que possible pour une démocratie de réduire ses tensions spatiales.

2. L’aménagement contemporain

La période classique

L’intervention publique

C’est surtout après la Seconde Guerre mondiale que l’accumulation des problèmes et la nécessité pour les pays industriels de s’ouvrir au marché mondial ont déclenché le besoin d’organiser le territoire en fonction des multiples pressions – économiques, démographiques, sociales – et des indispensables restructurations accélérées par des crises de toute nature: vieillissement technologique, inadaptation du tissu des entreprises, insuffisant niveau de formation des hommes, développement régional inégal entraînant des contrastes inquiétants des niveaux de vie, voies de communication inappropriées, équipements structurants manquants, etc.

Le principe de l’intervention de l’État est retenu partout. Claude Delmas note: «Laisser l’aménagement à l’initiative privée équivaut à négliger les problèmes nés du fait que toutes les régions n’offrent pas les mêmes possibilités, que les zones riches ont tendance à s’enrichir, les zones pauvres à s’appauvrir, ce qui équivaut aussi, par conséquent, à l’acceptation de tous les déséquilibres considérés comme résultant sinon d’un déterminisme géographique, du moins de la nature même du libéralisme.» Dans un grand élan d’optimisme, l’aménagement du territoire est considéré comme un moteur important du développement régional et une action volontariste de réduction des inégalités nationales. Il est conçu comme l’expression de choix politiques susceptibles d’atténuer les effets pervers de l’économie libérale, à moins que, en régime collectiviste, il n’accompagne les rigueurs de la planification bureaucratique autoritaire. Nous nous contenterons cependant de n’analyser ici que les pratiques propres aux démocraties parlementaires. Celles-ci tentent en effet de concilier l’indispensable liberté des firmes et la non moins nécessaire intervention publique, répondant en cela au vœu du fondateur de la prospective, Gaston Berger, qui pense que «l’avenir n’est pas seulement ce qui peut arriver ou ce qui a le plus de chances de se produire. Il est aussi, dans une proportion qui ne cesse de croître, ce que nous aurons voulu qu’il soit».

Les institutions d’aménagement s’appuient sur les théories et observations engrangées avant la Seconde Guerre mondiale, parfois déjà expérimentées. Quoique élaborée aux États-Unis à la veille de ce conflit, la théorie de Wassily Leontief sur la polarisation et les pôles de développement, s’appuyant sur la mise au point de tableaux d’échanges interindustriels qui font appel à l’input-output, trouve sa résonance dans les années 1950 et 1960. De son côté, le Massachusetts Institute of Technology (M.I.T.) inaugure les analyses de systèmes développés sur la dynamique urbaine, afin de saisir les répercussions perverses de politiques adoptées en vue d’une meilleure justice sociale et d’une amélioration du bien-être général. Le géographe français Jean Gottmann, professeur à Oxford, qui est un familier des États-Unis depuis la Seconde Guerre mondiale, se penche sur les surconcentrations urbaines qu’il appelle les «mégalopolis», à l’image de celle du Nord-Est américain. Ces recherches sont appliquées à la mégalopolis naissante de l’Europe du Nord-Ouest et permettent de mieux connaître le fonctionnement nouveau du globe: impact des complexes portuaires sur leur hinterland, tel Rotterdam, qui devient le premier port mondial; constitution de réseaux de communication en étroite connexion avec les pôles d’impulsion urbaine, etc.

L’urbanisation galopante et très peu maîtrisée, donc l’une des préoccupations majeures de l’aménagement, provoque des réflexions sur la préservation des paysages ruraux et donne lieu notamment à la création de parcs naturels régionaux et de parc nationaux, à l’instar des initiatives prises précédemment dans les pays scandinaves et anglo-saxons, puis en Allemagne, finalement en France et ailleurs. Sous l’impulsion d’un magnat céréalier de Hambourg, Alfred Toepfer, se met en place un organisme d’incitation, d’abord en R.F.A., puis en Europe occidentale: l’Association européenne des parcs naturels, qui parvient même à organiser un congrès paneuropéen à Moscou où, avec l’accord de Leonid Brejnev, l’import-exportateur hambourgeois est même élu président international. Dans cette démarche de préservation de la nature, Alfred Toepfer suit l’exemple de certains pionniers industriels allemands, de la Ruhr en particulier, qui, semblant saisis d’un remords éthique, tentent de réparer, par un engagement écologique avant la lettre, les atteintes faites au milieu naturel par la révolution industrielle.

L’aménagement se caractérise ainsi par ses fonctions primordiales de prévision, d’organisation et de gestion d’un espace de plus en plus malmené par une exploitation démesurée et désordonnée. Les pays décentralisés peuvent servir de modèles relatifs dans ce domaine.

Les avantages de la décentralisation

Ces pays disposent de structures intermédiaires entre les ménages et les rouages de l’État qui bénéficient des avantages découlant du principe de subsidiarité . Celui-ci se fonde d’abord sur une anthropologie: il considère l’homme comme une personne qui vise à s’épanouir dans des milieux divers – famille, quartier, ville ou village, associations, etc. –, mais non comme un individu désincarné, abstrait. Ainsi, les sociétés sont subsidiaires par rapport à la personne, le cercle public est subsidiaire par rapport au cercle privé, qui ne peut être ramené à un milieu uniquement individuel. Dans la hiérarchie des collectivités publiques, chaque échelon doit bénéficier d’une considération pleine et entière, parce qu’il favorise un déploiement à sa taille. Les petites unités – la commune par exemple – disposent d’un cadre qui favorise l’enracinement et l’épanouissement de la personne: elles méritent donc une attention particulière. Il convient de leur permettre de réaliser tout ce qu’elles sont à même d’assumer aussi bien ou mieux que les échelons supérieurs: arrondissements, Régions, État...

Dans ces conditions, la décentralisation constitue aussi la meilleure assise possible pour un aménagement à la fois respectueux de l’intérêt local et des impératifs nationaux. Un État tel que la France par contre «revient de loin» lorsqu’il s’engage, en 1981, dans une voie moins centralisée et plus régionalisée. Il reflète encore aujourd’hui les caractéristiques qui ont marqué son territoire soumis à un excès de centralisation, y compris en matière d’aménagement du territoire. Il a fallu la publication, en 1947, de l’ouvrage du géographe Jean-François Gravier, Paris et le désert français , pour donner l’alerte en ce qui concerne les graves déséquilibres du pays. L’auteur montre combien Paris, avec 18 p. 100 de la population nationale, occupe une position monopolistique, concentrant presque un tiers des effectifs des industries de transformation, plus de la moitié de ceux des branches à forte expansion (construction automobile et électrique), l’essentiel des éditions scientifiques, littéraires et artistiques, l’exclusivité de la mode et la quasi-totalité de la parfumerie, de même que les trois quarts au moins des titulaires de diplômes des grandes écoles. Alors que la population du reste de l’Hexagone n’a guère progressé durant un siècle – 34 millions d’habitants environ en 1851, contre 35 500 000 habitants environ en 1954 –, celle de la Région parisienne est passée de 2 240 000 habitants en 1851 à 5 976 000 en 1936. Le réseau en étoile des grands axes ferroviaires, tissé au XIXe siècle, celui des routes nationales né au XXe siècle renforcent le rôle de Paris. La naissance, en 1950, d’une Direction ministérielle d’aménagement du territoire, puis celle, en 1954, d’une politique d’aménagement suivie en 1963 de la création de la Délégation à l’aménagement du territoire et à l’action régionale (D.A.T.A.R.), placée auprès du Premier ministre, sont destinées à corriger les déséquilibres nationaux, préoccupation devenue fondamentale: la perte de confiance des pays industrialisés et des pays sous-développés dans l’aptitude du système libéral à assurer l’équilibre de localisation des activités accentue la propension à encourager les actions d’aménagement. La D.A.T.A.R. se propose ainsi d’accompagner le développement urbain par une politique de métropoles d’équilibre, du littoral, de la montagne, puis des villes moyennes. Mais, demeurée très centralisatrice dans son esprit et dans sa démarche, elle cherche constamment à rattraper les retards de l’Ouest au détriment d’un développement d’avant-garde de l’Est; mais aménager ne signifie pas freiner la croissance compétitive au profit du rattrapage, et elle crée ainsi une «moyenne» préjudiciable à l’ensemble du territoire. De plus, les régions frontalières qui pourraient servir de ponts dans une économie en voie de mondialisation sont privées des ressorts indispensables à l’envol. Un progrès considérable est donc réalisé dès lors qu’à partir de 1981 est conçue la notion de contrat de plan État-Région, qui permet une certaine maîtrise de l’aménagement par chaque Région, l’État conservant la coordination nationale. Il est vrai que la réforme est entreprise à un moment de crise des fonds publics et dans un cadre de décentralisation bancale, eu égard aux modèles bien plus efficaces d’Europe centrale.

Il est vrai toutefois que l’inégalité des développements territoriaux ne doit pas être nécessairement attribuée à l’esprit et aux pratiques centralisateurs. En 1940 déjà, le rapport Barlow publie les réflexions d’une commission nommée en 1937 par le gouvernement britannique, en proposant de décongestionner l’agglomération londonienne et de mettre en place une politique nationale cohérente d’aménagement du territoire. Aux États-Unis, la place écrasante de New York révèle les failles d’un système fédéral que l’ouvrage de Raymond Vernon (1959) intitulé Made in New York met en relief. Après la Seconde Guerre mondiale, les Pays-Bas se dotent du gigantesque Randstad Holland...

Plus que les systèmes politico-administratifs, les techniques et choix peuvent concourir à un meilleur aménagement. Il en est ainsi, dans le domaine des transports routiers, des répercussions de la trame radioconcentrique d’une part, de la trame maillée d’autre part. La première induit la concentration et la congestion par le fait que les infrastructures circulaires ou périphériques répercutent sur des voies radiales les inconvénients de cette trame. Par contraste, le maillage se fonde sur une figure géométrique composée par la juxtaposition et l’emboîtement de la même figure polygonale que celle de la trame radioconcentrique. Adaptée à l’écoulement du trafic complexe, elle ouvre l’espace en créant un grand nombre de zones également accessibles, placées par là même dans une situation de concurrence aussi équilibrée que possible les unes par rapport aux autres. De plus, elle répartit les possibilités de localisation des activités en favorisant l’émergence de centres secondaires aussi facilement accessibles que la zone centrale principale, mais moins sollicités. La centralité participe ainsi aux exigences de répartition spatiale. Nous observons cette trame maillée aux diverses échelles orthogonales dans les bastides médiévales du sud de la France; dans les villes américaines typiques de la civilisation anglo-saxonne; dans la Barcelone de l’urbaniste Ildefonso Cerda qui a réalisé, en 1850, un schéma quadrillé avec diagonales sur des terres agricoles ou inoccupées à l’ouest et au nord-ouest de cette ville; dans la Ruhr, avec l’exemple autoroutier régional; en Allemagne occidentale ou aux Pays-Bas, avec le réseau autoroutier maillé orthogonal; en Amérique du Nord, où le réseau autoroutier inter-États est à l’échelle continentale.

Indépendamment de l’intérêt des choix, l’aménagement doit s’appuyer sur des principes généraux de gestion de l’espace . Gérer l’espace signifie, en somme, définir les règles d’utilité – sécurité, cadre paysager, approvisionnements, services de base, densités, etc. –, ordonnancer les orientations dans le cadre des budgets disponibles et des règles juridiques. L’aménagement s’appuie sur la trilogie «un territoire, un pouvoir, un budget». Il est lié par là même aux échelles institutionnelles, depuis les communes et groupements de communes jusqu’aux syndicats mixtes et aux grandes unités d’aménagement: départements, Régions, États, communautés supranationales.

Grands bouleversements et crise paysagère

La mondialisation

Les grands élans de ce que l’économiste Jean Fourastié a appelé les Trente Glorieuses (1945-1975) ont modelé l’aménagement du territoire ainsi que les conceptions qui l’ont sous-tendu. Fourastié lui-même a contribué à inaugurer cette aventure intellectuelle en imaginant dès les années 1950 une civilisation idyllique pour les pays industrialisés, à l’horizon de 1965: croissance quasi illimitée du produit national brut, des revenus, du bien-être, réduction sensible de l’horaire de travail au début du IIIe millénaire (vingt-cinq heures hebdomadaires, une trentaine de semaines annuellement), une société de loisirs confortée par les réflexions du sociologue Joffre Dumazedier, qui a imaginé un engouement volontariste pour la formation permanente durant le temps libre, etc.

La crise économique, doublée de la crise énergétique, est venue réduire, dès le début des années 1970, les ambitions et nuancer l’optimisme initial. Elle a mis l’accent sur les insuffisances de l’aménagement du territoire, la frilosité des initiatives, les conceptions par trop nationales des projections. L’ampleur des secousses a révélé les fragilités territoriales artificiellement masquées par des activités ou des ressources insuffisamment actualisées. Cette situation s’est d’autant plus aggravée qu’un autre phénomène est venu se greffer sur la crise: l’internationalisation galopante de l’économie et de ses supports.

La mondialisation des relations de toute nature, le «système-monde» évoqué par Fernand Braudel, ébranle les certitudes d’antan et met en cause des conceptions, politiques et stratégies d’aménagement trop peu insérées dans le mouvement d’éclatement spatial qui fragilise la notion régionale traditionnelle, point d’appui de l’aménagement classique.

L’urbanisation rapide – Mexico doit désormais compter avec 20 millions d’habitants; ses industries sont appelées à diminuer de 75 p. 100 leurs nuisances – et la tertiairisation de la société ont suscité la crise de l’espace géographique. La métropolisation, la subordination des espaces régionaux aux grands réseaux de relations, aux chaînes et axes logistiques, l’irruption des pouvoirs de décision de grands groupes multinationaux faisant fi des entités nationales et ne se préoccupant guère des spécificités régionales autres que l’aptitude à l’internationalisation posent le problème de l’aménagement sous un angle renouvelé. Les espaces centraux du globe constituant la Triade (Amérique septentrionale, Japon, Europe occidentale) déterminent les enjeux, les investissements, les localisations d’activités; ils marginalisent les régions qui ne répondent pas aux critères de rentabilité économique.

Fernand Braudel révèle combien l’essence du capitalisme réside dans le fait qu’il s’agit d’inventer constamment de nouvelles technologies en vue de repousser plus loin les limites de l’espace économique. La configuration actuelle du globe témoigne de cette tendance par l’importance capitale prise par les industries et services de pointe dans les pays avancés. La «technopolisation», amorcée dans la Silicon Valley (Californie) dans les années 1940, a conquis les États industriels. Il faut désormais gérer une ville comme une firme d’avant-garde. Il convient d’éviter d’autant plus la focalisation de l’espace par les grandes villes et les capitales. La tâche est d’autant plus ardue que les articulations mondiales sont complexes et denses. La base nutritionnelle de l’humanité même est déviée de son objet principal: tel le blé qui, dans un passé récent, a constitué une «arme alimentaire» pour les grands groupes de pression, dans la mesure où cette céréale forme les trois quarts de l’aide alimentaire distribuée dans le monde. Jean-Paul Charvet observe que «le marché du blé est à classer parmi les principaux révélateurs des grandes lignes de fracture du monde actuel: on y retrouve les clivages entre pays de l’Ouest et pays de l’Est, entre pays du Nord et pays du Sud, pendant que les premiers exportateurs mondiaux – les États-Unis et la C.E.E. – se livrent une guerre sans merci pour maintenir ou élargir leurs parts de marché en différents points du globe». Il s’agit là encore d’un reflet de la mondialisation de la révolution agricole, de l’industrialisation de l’agriculture.

L’effondrement du système communiste en Europe et la fragilisation de celui de la Chine ou de Cuba confèrent au capitalisme une puissance jamais égalée face à laquelle l’aménagement du territoire a de plus en plus de mal à s’imposer.

L’environnement

L’aménagement cependant n’a pas saisi en temps opportun, faute de volonté politique réelle, la chance de préserver l’environnement que les turbulences esquissées ci-dessus fragilisent dans une proportion croissante: l’espace dit naturel et l’espace culturel sont particulièrement menacés par les mutations contemporaines de l’espace socio-économique.

Le recours à la télédétection – instrument remarquable, dorénavant au service de l’aménagement – permet de désigner avec force les innombrables altérations paysagères, climatiques, hydrographiques. La télédétection offre des systèmes d’information géographique, facilite la gestion de l’espace, favorise la mise en place de stratégies de lutte contre les risques naturels. La cartographie thématique accompagne la présentation des synthèses élaborées.

Les atteintes à l’environnement que l’on observe sont si abondantes et si amples que la planète elle-même et les hommes toujours plus nombreux sont menacés à terme dans leur existence. L’agriculture a cessé d’être essentiellement considérée comme une ressource au service de l’être humain; les «industriels» de la terre privilégient les buts lucratifs. Les axes autoroutiers provoquent des coupures dans les forêts où flore et faune s’appauvrissent par suite de modifications microclimatiques, d’obstacles à l’espace de parcours des animaux. Ce sont souvent les milieux écologiques les plus riches qui souffrent des tracés. Les pays membres de l’O.C.D.E. totalisent 45 p. 100 des émissions mondiales de gaz carbonique, 40 p. 100 de celles d’oxyde de soufre, 50 p. 100 de celles d’oxyde d’azote; ils produisent 60 p. 100 des déchets industriels de la planète; ils comportent encore 330 millions de personnes qui ne sont pas desservies par des stations d’épuration des eaux et 130 millions qui sont soumises à des nuisances de bruit intolérables.

C’est dire combien le bilan de l’aménagement du territoire est demeuré faible, mais aussi combien celui-ci est dorénavant tributaire de l’internationalisation des phénomènes. Peter Wallenberg, président de la Chambre de commerce internationale, livre en 1990 la réflexion suivante: «Avec la disparition du défi marxiste au régime de la libre entreprise, le défi environnemental devient le plus fondamental auquel les dirigeants d’entreprise du monde entier auront à faire face dans un avenir prévisible.» L’aménagement du territoire n’a toutefois relevé ni le défi du libéralisme sauvage ni celui de l’environnement détruit par les idéologies dominantes de son époque, capitalisme et collectivisme.

Pourtant, les initiatives en faveur de la réhabilitation des paysages n’ont cessé de s’amplifier jusqu’à tenter de transformer l’agriculteur devenu peu productif économiquement en jardinier du paysage, à vocation écologique et éthique. Le système du land use planning anglo-saxon prévoit des évaluations paysagères réglementaires; aux Pays-Bas, une landscape ecology implique des plans paysagers; au Japon, la planification des paysages remplace les arts paysagers traditionnels dans la national land use planning ; en France, la Mission photographique du paysage, constituée au début des années 1980, inspire la D.A.T.A.R. en vue de recréer une culture du paysage. Même si les systèmes communistes ont refusé d’appliquer des principes environnementaux de base, de nombreux géographes des pays dits socialistes ont participé lucidement à la réflexion générale. Néanmoins, l’aménagement doit intégrer davantage de patrimoine culturel – trop souvent relégué dans les musées, écomusées et autre lieux du souvenir –, sans lequel l’environnement ne saurait être vraiment significatif. Comme le dit la phrase de Karl Kraus: «Il n’y a qu’à Vienne que les rues sont pavées de culture, partout ailleurs elles sont asphaltées depuis longtemps.»

3. Les nouveaux horizons

La relativisation des approches

Le choc induit par les bouleversements récents de toute nature, le constat des erreurs d’appréciation commises depuis l’apparition de l’aménagement incitent à une prudence idéologique et à une modestie dans l’énoncé des principes d’action territoriale. Déjà, la mondialisation s’accompagne d’indices d’après-mondialisation qui révèlent la constitution de nouveaux ensembles régionaux de taille transcontinentale ou au moins transnationale; les zones frontalières y jouent parfois un rôle de ferment, mettant à profit leur position de charnière culturelle et économique, de même que leur savoir-faire. Les trois ensembles de la Triade même sont des entités en soi. À l’intérieur de ces espaces se dessinent aussi des régions de type nouveau. En Europe, celle de Maastricht constitue une unité, mais les riverains de la mer Baltique se solidarisent progressivement, de même que les espaces germanophones de l’Europe centrale. Rien n’est donc plus comme précédemment. Les régions d’origine, d’essence nationale, dont à l’échelle européenne le canton suisse et la principauté d’Andorre constituent, au même titre que le Luxembourg, les unités de base, ont perdu leur importance déterminante pour l’aménagement du territoire. Celui-ci est appelé à changer lui-même de dimension. La D.A.T.A.R. doit prendre en compte les facettes européennes de la France. La dénatalité, les phénomènes de désurbanisation, comme au Québec, le chômage, les mouvements de localisation et de délocalisation des firmes multinationales impliquent des réorientations méthodologiques et une nouvelle conception de la maîtrise de l’espace qui ne saurait être purement nationale. Pour autant que la notion «vivre et être heureux au pays», cultivée notamment au moment de l’utopie euphorique de la fin des années 1960, demeure d’actualité, aucune attitude d’aménagement ne peut se passer d’une insertion à un schéma international. Le numéro spécial relatif aux bassins d’emploi de la revue Territoires (Paris, décembre 1991) est significatif à ce sujet. À propos des relations entre l’échelle locale et l’Europe, il incite à «mobiliser les acteurs locaux du développement sur la nouvelle donne liée à la construction européenne» et à «introduire un nouveau professionnalisme dans l’approche du développement local». Il recommande le déploiement de trois fonctions de base:

– celle de conseil stratégique en vue de l’aide à la définition des stratégies dites autonomes de conquête fondées sur la valorisation optimale des atouts de chaque secteur face aux contraintes et opportunités du Marché unique;

– celle d’ingénierie de la formation et du développement destinée à préparer, suivre et évaluer la mise en œuvre de programmes pluriannuels de développement privilégiant l’innovation tant dans le domaine économique que dans celui des ressources humaines;

– celle de management du développement territorial en vue de la coordination des démarches d’information-communication, études, programmations, négociations et recherches de partenariats. Pour les responsables des comités de liaison des bassins d’emploi, «de nouveaux comportements, une nouvelle “culture”, doivent naître de ce constat. Il en va autant du développement local que de la compétitivité globale de notre économie».

La disparition du collectivisme en Europe centrale et orientale favorise l’éclosion d’un champ d’expérimentation original: l’aménagement escompté doit prendre en considération à la fois la libéralisation intervenue et les échecs subis en Occident par des pratiques inadaptées, tant en milieu rural qu’en zone urbaine. Les problèmes soulevés ne sont pas essentiellement d’ordre matériel, économique. Ils relèvent aussi d’attitudes mentales inédites: ne voit-on pas la plupart des paysans refuser l’occasion de devenir propriétaire ou simplement exploitant individuel, «libre» au sens occidental du terme? Les motivations d’initiative privée, de risque, de calcul de profit sont souvent absentes dans des sociétés habitués à la «sécurité sociale», à tel point que certains ressortissants regrettent quelque peu l’«ancien régime», qui garantissait les bases existentielles dans des États comme la République démocratique allemande, la Hongrie ou encore la Tchécoslovaquie. Ces espaces peuvent contribuer utilement à reconsidérer l’aménagement dans une optique nouvelle.

Les difficultés de la prévision constituent un autre élément de fragilisation des démarches d’aménagement. Ainsi, l’Office fédéral suisse d’aménagement du territoire écrit en 1987 au sujet de l’évolution future du milieu bâti: «Les temps du développement urbain désordonné et libre de tout contrôle et de planification orientée sont certes révolus. Mais, malgré la mise en place d’instruments d’aménagement différenciés et coordonnés au niveau de la Confédération, des cantons et des communes, les changements à long terme demeurent en grande partie impondérables, d’une part parce que les facteurs qui déterminent l’organisation spatiale agissent de façon très complexe sur l’évolution de l’urbanisation, d’autre part parce que l’ampleur et la permanence d’une réglementation de l’aménagement du territoire [...] sont étroitement liées à des facteurs d’évolution d’ordre sociologique, tels que la prise de conscience des problèmes, la volonté de changement et l’esprit d’une époque en général.»

Les difficultés apparaissent de façon plus saisissante encore dans le domaine agricole où nombre d’orientations en matière d’aménagement sont liées aux choix géopolitiques et commerciaux à l’échelle quasi planétaire. Les enjeux qui sous-tendent les négociations du G.A.T.T. (Accord général sur les tarifs douaniers et le commerce) provoquent régulièrement un affrontement entre les États-Unis et les États de la Communauté européenne. C’est ainsi que la condamnation, par une commission d’arbitrage du G.A.T.T., en 1992, du système d’aides à l’hectare aux producteurs d’oléagineux européens donne aux États-Unis l’occasion de se servir de cette décision pour prendre des mesures de rétorsion. Les enjeux dans ce domaine sont considérables, puisque la production d’oléagineux – colza, tournesol, soja – est passée dans la Communauté européenne de 260 000 à 5,3 millions de tonnes entre 1966 et 1988, alors que les États-Unis évaluent le préjudice causé par ces aides à 1,5 milliard de dollars par an.

Dans ces conditions, la France et d’autres partenaires européens craignent la remise en cause de la réforme de la politique agricole commune (P.A.C.).

Par ailleurs, ce genre de secousse vient renforcer le mouvement de désertification des campagnes et le déclin des espaces ruraux sur lesquels ne vit plus qu’un Français sur quatre, alors qu’ils représentent 80 p. 100 de la superficie du territoire national. En attendant, de nouvelles mesures d’incitation au développement sont décidées, parmi lesquelles l’élaboration de schémas départementaux d’organisation des services dans les vingt-cinq départements jugés les plus fragiles. À l’échelle européenne, la Confédération européenne de l’agriculture (C.E.A.) prévoit qu’à l’horizon 2000 la situation sera telle qu’il faut se familiariser avec les nécessités suivantes: lutter pour que, lors des négociations au G.A.T.T., les dispositions prises permettent la persistance des régions multifonctionnelles densément peuplées et le maintien d’un revenu agricole suffisant; être conscient de la diminution croissante du nombre d’exploitations agricoles et de l’augmentation de la superficie des exploitations; prévoir une augmentation des exigences en services divers; être vigilant en ce qui concerne la fluidité des prix.

Cette dépendance étroite à l’égard du marché mondial rejaillit bien entendu sur l’aménagement, qui a pris des dimensions continentales et ne saurait se contenter d’un simple rayonnement régional.

Nouveaux cadres et concepts paysagers

Les transformations mondiales et la relativisation des certitudes en matière d’aménagement ont conduit à des prises en compte plus efficaces de l’environnement paysager. Cette réorientation est facilitée par la généralisation des ministères de l’Environnement et des administrations adéquates. La signature en Finlande, en février 1991, de la Convention sur l’évaluation de l’impact environnemental dans un contexte international, à l’initiative de la Commission économique des Nations unies pour l’Europe, appelée charte d’Helsinki, a lié moralement les nations signataires. En 1992, le Japon adhère avec bien du retard à la C.I.T.E.S. (Convention sur le commerce international des espèces de faune et de flore menacées d’extinction), née en 1975. Le Keidanren, grand patronat japonais, adopte à la même époque une charte de l’environnement; le M.I.T.I. (ministère de l’Industrie et du Commerce international) construit un institut de recherche sur les technologies les plus innovantes pour la protection de la Terre; le Gaimusho (ministère des Affaires étrangères) a nommé un ambassadeur de l’environnement chargé d’accorder des aides «vertes» à l’étranger, moyen d’influence certain en matière diplomatique.

L’ambiance ainsi suscitée renforce les efforts des géographes pour mieux appréhender le paysage en tant que système. Le paysage devient, selon Jean-Claude Wieber, un signe produit par un système de forces physiques, biologiques, socio-économiques ou, plus fréquemment, une combinaison des trois; il est aussi une création de l’œil et de l’esprit des personnes qui voient et perçoivent certains objets produits. D’après le même auteur, ce «paysage visible joue un rôle indispensable d’interface reliant l’une, largement productrice, aux autres, diversement actrices et consommatrices».

Pendant longtemps, l’aménageur s’est comporté en observateur du paysage. Cette attitude a toutefois tendance à réduire le paysage à une notion mécanique fondée sur un élément fixe composé de lignes, formes, volumes et espèces. Il importe en outre de prendre en considération les composantes humaines et sociales du paysage, ainsi que les liens avec l’espace et son aménagement. Le vécu du paysage devient alors une facette importante de l’observation. La reconnaissance des rapports du paysage à l’aménagement de l’espace conduit à l’analyse de la représentation d’un fonctionnement d’ensemble à partir d’une organisation écologique globale. Selon le Centre national français d’étude et de recherche du paysage, celui-ci «n’est ni un élément fixe (car il évolue dans le temps et dans l’espace, sous le regard de l’homme) ni un élément uni (car il est composé d’éléments de natures diverses, vivants, inertes, sociaux, culturels, etc.). Il implique aussi un ensemble ou une globalité qui est à la fois plus que la simple somme des éléments qui le composent, sans être une figure géométrique ou un objet pouvant être expliqué par une opération mathématique sophistiquée».

Pour ce qui est de la société rurale même, le rapport scientifique du laboratoire de biogéographie de l’école normale supérieure de Saint-Cloud au C.N.R.S. précise en 1986: «Aujourd’hui, le village et sa société paraissent décentrés par rapport au milieu. Les agriculteurs minoritaires disposent d’un outil technique qui a transformé leur rapport au milieu: ils artificialisent profondément les espaces-plans et laissent à la friche d’autres secteurs [...]. Leurs représentations et pratiques [...] sont en partie imprégnées des valeurs de la société globale.»

De leur côté, les espaces verts publics sont adaptés aux nouvelles nécessités: dans les villes nouvelles de l’Île-de-France, ils doivent satisfaire une population locale en croissance et relativement jeune. Cette orientation implique la réalisation, dans l’urbanisation nouvelle, d’une trame verte très dense accordant une place importante aux plaines de jeux et aux terrains de sport. La ville, en tant que centre régional, bénéficie aussi d’espaces verts de prestige.

Un peu partout ailleurs, la géographie contribue à valoriser l’héritage morphologique par une gestion adéquate de la dynamique générale. Dorénavant, le paysage est perçu méthodologiquement avant de donner lieu à une représentation écogéographique systématique. Cette attitude est d’autant plus indispensable que les assauts des spéculateurs fonciers de toute nature s’amplifient à la fois dans les pays industrialisés et dans le monde sous-développé. Ici, il y va de surcroît de la survie agricole de vastes régions.

Mais, de façon générale, l’aménagement est devenu très complexe. Il exige des banques de données, des séries d’observation de longue durée, l’écoute de la mémoire collective, l’analyse minutieuse du terrain et de ses connexions, de son fonctionnement initial et de ses réactions. L’espace géographique est trop complexe pour qu’il puisse être uniquement confié à la compétence du géographe. Il demande des approches pluridisciplinaires. En dépit du recours aux sciences et à leurs techniques les plus avancées, il convient de cultiver étroitement le contact avec le paysage vécu, de «coller» à la rugosité du sol et de placer l’homme au centre de ses préoccupations, envers et contre toute autre agression.

Encyclopédie Universelle. 2012.

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